
Photo by Aliis Sinisalu on Unsplash
R comme réhabilitation.
Les mots ont une vie. Si certains sont intemporels et à la signification constante ; d’autres apparaissent, lorsque d’autres encore, vulnérables et esseulés, périment abandonnés avant de disparaitre sans que nous ayons vraiment eu le temps de leur dire au revoir. Et puis, il y a ceux qui vivotent, déclinent et se dégradent après avoir gouté plus ou moins longtemps et intensément à une vie de désiré, voire d’adulé. Cette crise est une chance pour certains d’entre eux de se voir réhabilités, anoblis dans l’inconscient collectif. Sans chercher pour autant à les sacraliser ou les vénérer, c’est à eux que ce propos est consacré.
- Gentillesse : longtemps moquée, cette vertu revient en force et je m’en réjouis. Souvent associée à la naïveté et à la faiblesse, la gentillesse est implicitement considérée, notamment dans le monde des organisations, comme un handicap pour faire face à la compétitivité et au rapport de force. Ne peut-on du reste pas imaginer compatible le fait d’être gentil et performant, gentil et solide, gentil et mature ? Combien de temps encore faudra-t-il pour arrêter d’avoir peur ou honte d’être trop gentil ?
- Paresse : c’est en 1880 que Paul Lafargue écrivit son célèbre ouvrage « Le Droit à la Paresse ». C’est à la fin du siècle dernier, durant mes études en sociologie, que je l’ai lu. Et ces écrits résonnent et refont surface particulièrement aujourd’hui dans mon esprit lorsque certains sur le front, se jettent corps et âme dans la bataille en se privant quasiment pour quelques-uns des plus engagés de leur droit au répit; pendant que d’autres chez eux, culpabilisent plus ou moins de le rester ou de ne travailler seulement que 7 ou 8h par jour. Le travail n’a de valeur à mes yeux que si la paresse est elle-même acceptée, voire honorée. Savoir paresser en toute quiétude est un art à cultiver, un droit à conquérir, une compétence à faire croître. Au risque de rejeter un jour la valeur travail, de la négliger à la hauteur des souffrances qu’elle fait subir à certains d’entre nous. En tous les cas, en ce qui me concerne, rien ni personne ne pourra me priver de mes siestes, de ce moment délectable de laisser aller entre sommeil profond et pleine conscience.
- Résistance : face au changement, les résistants sont souvent vus comme des rétrogrades, des ennemis des temps à venir. Des menaces pour les innovations. Dévalorisés, et fustigés ils auront d’ailleurs tendance, face à tant d’hostilité et à juste titre, à renforcer leur posture. A condition d’entendre ce qu’ils nous disent lorsqu’ils nous disent ce qu’ils nous disent, derrière leur combat se cache bien souvent le signe d’une vitalité. Le signe d’une chose précieuse à préserver. Le signe d’un savoir, d’une pratique, d’une éthique à conserver. Mais attention, la résistance n’a ni statut, ni couleur : elle n’est pas plus l’apanage des syndicats ou des militants que celle de chefs ou de patrons qui peuvent, eux aussi, être pleinement légitimes à incarner le défenseur ultime d’une valeur qui leur tient à cœur.
- Secret : la transparence est à la mode. En politique comme en amour, en management comme en amitié. Comme une valeur absolue, une évidence de vertu. Comme si, tout devait être connu de l’autre, des autres. Comme si tabou et secret étaient devenus des grossièretés, des notions obscurantistes dont il était prudent de se méfier. Comme si la règle était devenue de tout montrer, tout faire savoir, tout dire, tout instagrammer, facebooker, réseau socialiser. A en vomir. Car, trompeuse, la transparence quand elle est introjectée comme une norme, une nécessité, est d’abord à mon sens, et aussi paradoxale que cela puisse paraître, la meilleure amie de la fausseté, de la sournoiserie et du mensonge. Aussi, je plaide pour la possibilité du jardin secret ; de la confidence ; du murissement avant le partage ; des frontières relationnelles ; de la possibilité d’une retenue. Comme un gage de confiance, une possibilité de liberté ; une promesse d’authenticité.
- Division : l’union est recherchée, suscitée, encouragée. Nous y sommes invités plutôt même convoqués. Comme s’il fallait se méfier de tout mouvement ou expression qui pourrait être soupçonné de division. L’union sacrée contre la division maudite. Mais François Sureau dans son ouvrage « Sans la Liberté » nous le rappelle : une démocratie sans débat, sans opposition, sans conflit n’est plus une démocratie. Alors si l’union fait certes la force, n’oublions surtout pas que pour que celle-ci soit solide et non de surface, elle est invitée à se nourrir des rapports de force, des passions, des colères et des peurs qui semblent nous opposer en surface mais qui, de fait, nous relient en profondeur. A condition de regarder ce qui se joue là plutôt que le jeu en lui-même.
- Dérisoire : avant la crise, l’essentiel était parlé dans les milieux d’initiés. Depuis la crise, pas un article, et je reconnais avoir participé à ce mouvement, qui n’oublie de nous inviter à nous recentrer sur ce qui est essentiel pour nous. Alors oui, l’essentiel revient sur le devant de la scène et c’est bienvenu. Mais le dérisoire n’a pas dit son dernier mot. Une vie faite que d’essentiel n’est-elle pas vouée à la fatigue et au trop plein ? Je plaide pour l’essentialité du dérisoire, du futile. Pour laisser la place aux conversations de rien et aux moments de peu. Pas toute la place mais une juste place. De celle qui nous permet la respiration et l’évasion du réel. De celle qui, en creux, met justement à jour le beau, le juste et l’important.
La différence qui fait la différence entre ces mots et nous, ce n’est pas la possibilité du changement. Mais le fait que si eux restent toujours dépendants de notre regard, objet de notre désir, nous avons la chance de pouvoir être les auteurs de nos propres récits.
Sébastien Weill
Très beau texte. Très touchant , qui résonne beaucoup
Merci !
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