R, comme refuge


Photo by Tunafish Mayonnaise on Unsplash


A lire lentement…

Chaque action que nous menons trouve ses origines dans les secrets multiples de nos biographies. Toute notre vie, notre enfance, les événements tragiques ou heureux, le bruit du monde, l’éducation, le hasard, nos rêves, nos nécessités, nos ambitions, l’imaginaire de nos ancêtres parlent lorsque nous prenons la parole ou lorsque nous bâtissons nos spectacles, nos entreprises, nos relations.

Je me suis longtemps demandé quelle était la boussole? Les valeurs républicaines qui traversent notre société depuis l’école jusqu’à notre culture pétrie de « Lumières », de philosophie, d’humanisme. Les valeurs humaines forgées dans la patience de celles et ceux qui nous aiment. Les valeurs universelles qui font des gestes tendres, de l’équité, du respect, de l’hospitalité, du soin porté à autrui et à soi-même le seul langage véritablement commun. Notre boussole est faite de toutes ces valeurs-là. Elle est faite aussi de la chair du monde, de notre rapport charnel à la vie, du mystère aussi qui nous appelle, du mystère qui depuis les divers « au-delà » nous invite à embrasser les profondeurs. Qu’est-ce qui lie tout cela? Quelle est-elle cette intuition qui malgré les obstacles nous gouverne? Pour ma part j’ai décidé de ne pas m’acharner à lui trouver un nom, un culte ou une quelconque légitimité.

Je sais qu’elle est là et que dans la mesure où je lui laisse la parole elle saura comment m’indiquer les chemins. Ce dont j’ai besoin aujourd’hui, c’est que d’autres, tout aussi forts de cette conviction secrète, puissent tenter maladroitement d’en faire raisonner la voix. Avons-nous besoin de savoir parfaitement nous exprimer pour prendre la parole? De combien de diplômes, récompenses ou titres avons-nous besoin avant d’avancer d’un pas franc? C’est l’histoire du monde qui se joue dans cette légère hésitation. Tout peut changer au moment où maladresse, hésitation, peur ne sont que le signe de bonne volonté. La terreur de croire que cela met en péril le « sérieux » dont nous avons besoin pour construire une vie digne est notre principal ennemi. Si nous la regardons de près cette terreur, quelle est-elle? Peur du manque, peur d’une dislocation sociale, peur d’une réputation mise à mal? Ces peurs sont presque impossibles à surmonter. Nous savons et avons vécu à quel point le jugement des autres, qu’il soit volontairement agressif ou non, peut détruire des vies, des familles. Comment ces jugements saccagent les êtres sans que parfois rien ne paraisse. Et alors nous passons une vie entière à ne pas vivre. Ce drame-là efface le sourire des enfants et arme les poings serrés des plus désespérés. Je sais bien que le besoin de se protéger n’est en rien une blague. Que cette terreur dont je parlais plus haut ne vient pas de nulle part. C’est pour cela que nous avons, aujourd’hui peut-être plus que jamais, besoin de pouvoir trouver refuge. Si chacun de nous pouvait devenir le gardien des efforts des autres, de leur maladresse, alors une force nouvelle pourrait peut-être remplacer la force de la terreur. Pourquoi ne pas tenter cela? Pas partout, pas d’un coup. Un premier petit pas. Essayer cela, trouver refuge en montrant la blessure. Il y a des êtres tout autour de nous qui ont déjà ce savoir. Qui savent accueillir. Tournons-nous vers eux.

Dans les nombreux voyages qui ont été les miens, j’ai eu la chance de rencontrer beaucoup de ces personnes-là. Des inconnues souvent en ce qui me concerne. Chacune d’elles a laissé une trace en moi, une graine. On ne sait jamais quand elles vont germer ou pousser ces graines. On ne peut pas savoir. Il ne faut pas savoir. Suivre son intuition et récolter on ne sait quand.

Parmi ces graines, il y a certains hommes que l’on pourrait dire bourrus ou pudiques. J’aimerais leur rendre hommage ici. J’ai été adopté et élevé par l’un d’entre-eux. Un taiseux. Un homme qui ne confie que rarement ses émotions. Un homme qui ferait certainement une drôle de tête en lisant ce texte. Trouvant trop compliqué, trop sensible. Il y a chez certains de ces hommes-là une impossibilité à se confier. Et cela n’a aucune importance. Parce que ce père qui est le mien est l’être le plus généreux qu’il m’ait été donné de rencontrer. Nous n’avons besoin que de très peu de mots pour nous comprendre. Et c’est très bien ainsi. C’est sa façon à lui de se protéger, de nous protéger. Mais l’essentiel est là, un amour indéfectible. Le refuge dont je parle peut parfois rester silencieux. Il n’en sera pas moins accueillant. Il y a un art de cultiver cette confiance, de comprendre avec le temps qu’elle n’a aucune forme pré-établie. Aucun dogme, aucune injonction ne pourra jamais la fabriquer. L’art de trouver refuge se fonde dans les gestes de liberté qui nous émancipent. Dans cette confiance tenace et bouleversante. Dans la création d’un langage qui sera propre à chaque personne rencontrée. Tantôt une voix forte pleine d’ivresse et de joie, tantôt un silence qui embrase le ciel.

Jean Haderer.

L, comme Lettre à mon fils


Photo by Anne Nygård on Unsplash


« Nogent-sur-Marne, le 12 avril 2020

Mon cher petit garçon, 

T’écrire ces quatre mots me bouleverse. Ils rendent si réel l’homme que tu es, en cet aujourd’hui qui est le tien, quand, dans celui qui est le mien, tu n’es encore qu’un enfant. 

Cette lettre je l’adresse donc à l’homme que tu n’es pas encore pour moi, mais que tu es devenu puisque te voilà en train de la lire. Tu l’auras trouvée sans doute par hasard sur cette clé où je consigne en secret les trésors de ton enfance. J’ignore l’âge que tu as, j’ignore ce qu’est devenu le monde, j’ignore même si ces clefs fonctionnent encore mais j’ai espoir que, la découvrant, tu trouveras un moyen de l’ouvrir. 

Et par la magie de l’écriture, voici que cette lettre devient la fine paroi qui nous relie, et entre l’aujourd’hui où je t’écris – où tu commences à déchiffrer les phrases, où tu as peur dans le noir, où tu crois à la magie – et celui où tu me lis, chaque mot de ma lettre a gardé sa présence ; si à l’instant j’écris je t’aime, voilà qu’à ton tour, des années plus tard, tu lis je t’aime. Et que t’écrire d’autre que je t’aime, alors que nous vivons ce que nous vivons en ce confinement dont tu n’as peut-être plus qu’un vague souvenir ? Quoi dire de plus urgent que l’amour ? 

En ces journées étranges où rode une mort invisible et où le monde va vers son ravin, un ravin qui semble être l’héritage laissés aux gens de ta génération, un père, plus que de raison, s’inquiète pour son fils. Je te regarde. Tu dessines un escargot. Tu lèves la tête et tu me souris. « Qu’est-ce qu’il y a papa ? » Rien mon garçon. 

Je ne sauverai pas le monde. Mais j’ai beau ne pas le sauver, je peux du moins te désapprendre la peur. T’aider à ne pas hésiter le jour où il te faudra choisir entre avoir du courage ou avoir une machine à laver. T’apprendre surtout pourquoi il ne faudra jamais prononcer les mots de Cain et, toujours, rester le gardien de ton frère. Quitte à tout perdre. J’ignore d’où tu me lis, ni de quel temps, temps de paix ou temps de guerre, temps des humains ou temps des machines, j’espère simplement que ton présent est meilleur que le mien. Nous nous enterrons vivants en nous privant des gestes de l’ivresse : embrassades, accolades, partage et nul ne peut sécher les larmes d’un ami. 

Mais si ton temps est pire que celui de ton enfance, si, en ce moment où tu me lis, tu es dans la crainte à ton tour, je voudrais par cette lettre te donner un peu de ce courage dont parfois j’ai manqué et, repensant à ce que nous nous sommes si souvent racontés, tu te souviennes que c’est la bonté qui est la normalité du monde car la bonté est courageuse, la bonté est généreuse et jamais elle ne consent à être comme une embusquée, qui, à l’arrière vit grâce aux sang des autres. Nul ne peut expliquer la grandeur de ceux qui font la richesse du monde. Donne du courage autour de toi et n’accepte jamais ce qui te révulse. 

Quant à moi : je t’aime. Ton père t’aime. Sache cela et n’en doute jamais. 

Ton père ».

Wajdi Mouawad

R, comme réhabilitation


Photo by Aliis Sinisalu on Unsplash


R comme réhabilitation. 

Les mots ont une vie. Si certains sont intemporels et à la signification constante ; d’autres apparaissent, lorsque d’autres encore, vulnérables et esseulés, périment abandonnés avant de disparaitre sans que nous ayons vraiment eu le temps de leur dire au revoir. Et puis, il y a ceux qui vivotent, déclinent et se dégradent après avoir gouté plus ou moins longtemps et intensément à une vie de désiré, voire d’adulé. Cette crise est une chance pour certains d’entre eux de se voir réhabilités, anoblis dans l’inconscient collectif. Sans chercher pour autant à les sacraliser ou les vénérer, c’est à eux que ce propos est consacré. 

  • Gentillesse : longtemps moquée, cette vertu revient en force et je m’en réjouis. Souvent associée à la naïveté et à la faiblesse, la gentillesse est implicitement considérée, notamment dans le monde des organisations, comme un handicap pour faire face à la compétitivité et au rapport de force. Ne peut-on du reste pas imaginer compatible le fait d’être gentil et performant, gentil et solide, gentil et mature ? Combien de temps encore faudra-t-il pour arrêter d’avoir peur ou honte d’être trop gentil ? 
  • Paresse : c’est en 1880 que Paul Lafargue écrivit son célèbre ouvrage « Le Droit à la Paresse ». C’est à la fin du siècle dernier, durant mes études en sociologie, que je l’ai lu. Et ces écrits résonnent et refont surface particulièrement aujourd’hui dans mon esprit lorsque certains sur le front, se jettent corps et âme dans la bataille en se privant quasiment pour quelques-uns des plus engagés de leur droit au répit; pendant que d’autres chez eux, culpabilisent plus ou moins de le rester ou de ne travailler seulement que 7 ou 8h par jour. Le travail n’a de valeur à mes yeux que si la paresse est elle-même acceptée, voire honorée. Savoir paresser en toute quiétude est un art à cultiver, un droit à conquérir, une compétence à faire croître. Au risque de rejeter un jour la valeur travail, de la négliger à la hauteur des souffrances qu’elle fait subir à certains d’entre nous. En tous les cas, en ce qui me concerne, rien ni personne ne pourra me priver de mes siestes, de ce moment délectable de laisser aller entre sommeil profond et pleine conscience. 
  • Résistance : face au changement, les résistants sont souvent vus comme des rétrogrades, des ennemis des temps à venir. Des menaces pour les innovations.  Dévalorisés, et fustigés ils auront d’ailleurs tendance, face à tant d’hostilité et à juste titre, à renforcer leur posture. A condition d’entendre ce qu’ils nous disent lorsqu’ils nous disent ce qu’ils nous disent, derrière leur combat se cache bien souvent le signe d’une vitalité. Le signe d’une chose précieuse à préserver. Le signe d’un savoir, d’une pratique, d’une éthique à conserver. Mais attention, la résistance n’a ni statut, ni couleur : elle n’est pas plus l’apanage des syndicats ou des militants que celle de chefs ou de patrons qui peuvent, eux aussi, être pleinement légitimes à incarner le défenseur ultime d’une valeur qui leur tient à cœur.  
  • Secret : la transparence est à la mode. En politique comme en amour, en management comme en amitié. Comme une valeur absolue, une évidence de vertu. Comme si, tout devait être connu de l’autre, des autres. Comme si tabou et secret étaient devenus des grossièretés, des notions obscurantistes dont il était prudent de se méfier. Comme si la règle était devenue de tout montrer, tout faire savoir, tout dire, tout instagrammer, facebooker, réseau socialiser. A en vomir. Car, trompeuse, la transparence quand elle est introjectée comme une norme, une nécessité, est d’abord à mon sens, et aussi paradoxale que cela puisse paraître, la meilleure amie de la fausseté, de la sournoiserie et du mensonge. Aussi, je plaide pour la possibilité du jardin secret ; de la confidence ; du murissement avant le partage ; des frontières relationnelles ; de la possibilité d’une retenue. Comme un gage de confiance, une possibilité de liberté ; une promesse d’authenticité.
  • Division : l’union est recherchée, suscitée, encouragée. Nous y sommes invités plutôt même convoqués. Comme s’il fallait se méfier de tout mouvement ou expression qui pourrait être soupçonné de division. L’union sacrée contre la division maudite.  Mais François Sureau dans son ouvrage « Sans la Liberté » nous le rappelle : une démocratie sans débat, sans opposition, sans conflit n’est plus une démocratie. Alors si l’union fait certes la force, n’oublions surtout pas que pour que celle-ci soit solide et non de surface, elle est invitée à se nourrir des rapports de force, des passions, des colères et des peurs qui semblent nous opposer en surface mais qui, de fait, nous relient en profondeur. A condition de regarder ce qui se joue là plutôt que le jeu en lui-même. 
  • Dérisoire : avant la crise, l’essentiel était parlé dans les milieux d’initiés. Depuis la crise, pas un article, et je reconnais avoir participé à ce mouvement, qui n’oublie de nous inviter à nous recentrer sur ce qui est essentiel pour nous. Alors oui, l’essentiel revient sur le devant de la scène et c’est bienvenu. Mais le dérisoire n’a pas dit son dernier mot. Une vie faite que d’essentiel n’est-elle pas vouée à la fatigue et au trop plein ?  Je plaide pour l’essentialité du dérisoire, du futile. Pour laisser la place aux conversations de rien et aux moments de peu. Pas toute la place mais une juste place. De celle qui nous permet la respiration et l’évasion du réel. De celle qui, en creux, met justement à jour le beau, le juste et l’important. 

La différence qui fait la différence entre ces mots et nous, ce n’est pas la possibilité du changement. Mais le fait que si eux restent toujours dépendants de notre regard, objet de notre désir, nous avons la chance de pouvoir être les auteurs de nos propres récits.  

Sébastien Weill

V, comme valeur


Photo by Joshua Golde on Unsplash


La crise met légitiment à jour et à juste titre l’inégale répartition des richesses et des gloires. L’espoir est grand d’accoucher d’un système plus juste. Plus présentable et plus élégant. D’un modèle plus vertueux avec lequel nous pourrions être à nouveau en amitié. Et j’assume le « nous ». Car, même si je connais des « je » qui défendent le système actuel, voire parfois semblent le chérir, j’ai eu l’occasion de découvrir à maintes reprises que derrière un discours de surface, un premier niveau de verbalisation, se cachent des peurs, un malaise existentiel d’un haut niveau d’intensité. Car quel « je » peut, de manière durable et ancrée, se sentir honorable lorsque son socle identitaire et son rapport aux autres sont influencés bien plus par des questions d’avoir et de prestige social que d’être et d’utilité au monde ? 

Je crois donc, comme beaucoup d’entre nous aujourd’hui, nécessaire et indispensable une remise à niveau de fond à partir notamment d’une valorisation plus grande du principe d’intérêt général. Je crois donc nécessaire et indispensable la mise en mouvement de notre système vers une plus grande valorisation des métiers déconsidérés jusque-là, des métiers bloqués aux marches inférieures de la hiérarchie de valeurs dominante et ô combien utile au bon fonctionnement de notre société. Je sais que cette transformation n’a pas encore eu lieu et que la bataille à livrer sera d’envergure pour que les résultats soient à la mesure de ce besoin de rééquilibrage. En même temps, je crains que les réflexions en cours portent en elles-mêmes deux types d’écueil : 

  • D’abord celui qui consisterait à inverser l’ordre des choses au point de déconsidérer les métiers, hommes et femmes aujourd’hui survalorisés au profit des autres. De créer implicitement et sans que nous n’y prenions garde un système de mépris inversé. De ce point de vue, s’il me paraît juste par exemple de valoriser le métier d’aide-soignante en tant que tel, attention aux généralisations outrancières qui consisteraient à valoriser toutes les personnes qui exercent cette profession quelle que soit la manière de l’exercer et la motivation profonde qui la sous-tend. A l’inverse, le métier de communicant ou d’ingénieur du son, d’artiste pour ne prendre que ces trois exemples ne sont pas moins nobles à mes yeux que celui de médecin ou d’éboueur s’ils sont investis avec dignité et amour. 
  • Puis, celui qui consisterait à n’attacher de la valeur qu’à une nouvelle référence externe, une nouvelle norme sociale. En omettant la valeur de la « juste place », celle qui me donne la chair de poule quand je constate que l’homme ou la femme qui est en face de moi, quel que soit son rôle ou son statut, est sur son chemin et en accord avec sa raison d’être. Lorsqu’elle se sent « enfin bien », au bon endroit, alignant harmonieusement ses paroles avec ses gestes et ses ressentis. A cet égard, et même si je n’ai pas la passion des voitures, le témoignage d’un garagiste épanoui constituera à mes yeux une source d’inspiration, une possibilité de modélisation positive bien plus puissante que celui d’une infirmière aigrie. 

La société dans sa fonction régulatrice est invitée à proposer des points de repère, des boussoles plus ajustées aux enjeux de transformation du monde vers plus de justice et d’égalité. Mais cela, comme nous le rappelle Irvin Yalom lorsqu’il considère qu’il vaut mieux avoir un problème de réputation qu’un problème de conscience, ne devra pas se faire en négligeant par ailleurs l’importance de l’homme dans son rendez-vous avec lui-même. Car lui seul sait, dans son intime rapport à lui-même, ce qui motive ce qu’il fait et ce qu’il pense. Pourquoi il agit de la sorte. Et au-delà du contenu d’une tâche, rappelons-nous la valeur du processus, la noblesse de la relation entre la personne et son métier, son art ou tout simplement son acte. Et cela, quoiqu’en pensent la société, le « on » ou les autres. 

Au nom de quel principe indexer une prestation à une valeur ? Une profession à un statut ?  Une action à une reconnaissance ? 

La rareté ? L’utilité ? La pénibilité ? L’exposition au risque ? Le niveau de savoir-faire requis ? Le résultat ? 

Pourquoi tant de factuelles et injustifiables inégalités, de subjectivités vrillées dans la manière de considérer, de rémunérer, de féliciter, de valoriser, de s’indifférer, de banaliser ? Voir de négliger et mépriser ? 

Sébastien Weill

C, comme courage


Photo by Trevor Cole on Unsplash


C’est le dimanche de Pâques. Je me suis levé tôt ce matin. Le soleil est déjà là. Des myriades d’insectes commencent leur ballet quotidien profitant des clémences du printemps. Les parfums sont partout et puissants. Je me prépare un petit café noir. Joie de l’amertume sur ma langue. Joie des rayons qui réveillent ma peau. Les cloches tintent partout dans la plaine. Et je m’imagine ces milliers de chrétiens empêchés de se retrouver. Je ne sais pas au juste pourquoi cette pensée me vient. Je crois que cet empêchement, cet obstacle au rassemblement me parle, me touche. Moi je ne suis pas croyant et cela a peu d’importance. Mais j’ai toujours eu le plaisir de me tenir à côté de mes semblables et de partager avec eux le pur plaisir de la présence. Que je sois en accord ou non avec ce qu’ils pensent ou avec ce qu’ ils croient m’a toujours paru secondaire.

Dans ce matin presque idéal qui est le mien, j’entends alors toutes leurs pensées silencieuses, leur espérance. Ce cœur qui cherche refuge et réconfort. Cette psalmodie qui appelle les êtres chers. Ces élans partout, la gratitude ou la plainte. J’ai toujours imaginé que toutes ces paroles allaient bien quelque-part…  Je trouve que c’est cela la beauté véritable des croyants. Ces mots qui prennent forme dans le secret des cœurs. A l’abri des diverses hystéries du dehors. Je me sens appartenir à leur communauté au moment où je les entends et les sens prier. Et par un acte mimétique, moi qui ne crois en aucun dieu, je me mets à prier profondément. Ce geste contient comme une beauté claire de l’enfance. Vous savez les yeux grands ouverts, le cœur qui bat la chamade, la confiance chaleureuse. Vous savez cette façon qu’ils ont les enfants de vibrer et de venir s’asseoir là à côté de nous au moment d’une fête. C’est comme si cet enfant faisait une place au temps des hommes. Une place à notre espèce retrouvant le rythme des cérémonies ou des rituels. Une place où redevient possible la célébration de notre humanité, où le travail accompli se fête, où la disparition des êtres chers s’accompagne, où la parole de chacun compte, où les rires succèdent aux pleurs. Cette présence-là, la présence de l’enfant légèrement étonnée et confiante me bouleverse. Cette présence m’engage sans cesse. Je vous raconte cela car je vivais depuis deux-trois jours un moment froid. Passé les premiers instants de confinement, après avoir répondu plus ou moins aux appels de mes peurs, et de mes devoirs éventuels, je me suis retrouvé à ne plus sentir rien. Et à ne plus savoir que penser. Et bien sûr, cela est très désagréable. Je n’ai pas envie ici de théoriser sur comment il serait judicieux de réagir ou non. Heureusement pour moi, le miracle de Pâques est passé par là pour me sortir de la torpeur !!

Curieusement, ces sensations retrouvées m’ont amené à penser au courage. Je me suis mis à relire des lettres de Simone Weil. Grande philosophe qui m’a toujours inspiré. J’avais besoin de retrouver un peu de carburant pour continuer ma route en confinement. Et puis  je suis tombé, au hasard de mes recherches, sur un travail de Guillaume Pigeard de Gubert où il dit :

« C’est à son dos que l’on reconnaît un philosophe. Je veux parler des marques qu’y a laissées la griffe du réel qu’il a rencontré sans être équipé pour l’accueillir. […] La pensée du philosophe revient le dos criblé de ce à quoi elle s’est trouvée exposée. […] Penser philosophiquement, ce n’est justement pas tourner à l’intérieur de la pensée, mais la sentir installée dans un dehors qui la mine. »

Elle me plaît cette idée du philosophe ou du penseur qui ne craint pas les brûlures du réel. J’y vois l’acceptation de porter dans sa chaire les stigmates d’un temps. J’y vois une occasion de rejoindre le peuple des forces vives. Et de rejoindre par là-même, la main calleuse du paysan, les genoux fragiles du maçon, l’épuisement des personnels soignants, et la force de tous ceux qui sont en prise avec le  »dur » de cette épidémie. Ceci n’est qu’une simple invitation à méditer bien sûr… Un pont imaginaire. Peut-être un futur socle de courage.

Jean Haderer.

P, comme petit chiot


Photo by Caleb Fisher on Unsplash


L’histoire du Petit Chiot restituée ici par Tom Carlson a déjà fait un long chemin. Elle est passée de la bouche de David Epston à celle de Jill Freedman avant d’arriver dans celle de Tom. C’est dans le cadre d’une formation aux approches narratives suivie au sein de la Fabrique Narrative que je l’ai, pour ma part, entendue pour la première fois. Et c’est en travaillant avec mes collègues sur ce blog que m’est venue l’idée de m’en faire également le passeur.

Toutes les personnes évoquées ci-dessus sont des praticiens narratifs et David Epston, Néozélandais, est l’inventeur avec Mickael White, australien mort en 2008, de cette approche qu’ils ont tous deux élaborée il y a plus d’une trentaine d’années en travaillant auprès de personnes issues des communautés aborigènes aux identités particulièrement abîmées.  

Cette approche postule que les histoires que nous racontons sur notre vie peuvent soit nous limiter, nous enfermer, soit nous libérer, et qu’il existe toujours une multiplicité de significations possibles pour rendre compte d’un évènement, d’une situation. 

Si vous souhaitez en savoir plus sur les approches narratives, n’hésitez pas à consulter le site et le blog de la Fabrique Narrative https://www.lafabriquenarrative.org/

Sébastien Weill


Il y a quelques années David Epston a raconté cette histoire alors qu’il animait un atelier dans notre centre et cette histoire m’a vraiment marqué, c’est une histoire que je raconte souvent et à laquelle je pense souvent.

Au moment où David en parlait, il travaillait énormément avec de jeunes gens qui avaient des problèmes médicaux.

Il a eu ce coup de fil d’une mère qui disait « Mon fils est hospitalisé et vous m’avez été recommandé. » Je ne me souviens plus quel était le problème médical de l’enfant, mais ce problème avait entre autres pour conséquence de l’empêcher de garder ce qu’il avalait. La prise de nourriture provoquait des vomissements immédiats.

Au moment où la mère a contacté David, le problème était résolu médicalement. Mais comme vous pouvez l’imaginer, le gamin ne mangeait plus. Même si médicalement il était ok, et bien qu’il n’y ait plus de raison physiologique à cela, à chaque fois qu’il mangeait, il vomissait. Du coup, il refusait de manger.

Le fait de ne pas manger mettait la santé du petit garçon en danger, donc on le gardait à l’hôpital. On s’inquiétait. Donc la maman demanda à David s’il pouvait venir parler à son fils.

David accepta. Il vint à l’hôpital. Très rapidement après avoir fait connaissance, il apprit que le petit garçon avait un petit chiot récemment arrivé qui l’attendait à la maison, on le lui avait offert peu de temps avant son hospitalisation.

Lorque David appris cela, il demanda, « Tu crois aux coups de foudre, toi ? » En voyant le gamin intrigué, il commença à poser une série de questions comme : « Est-ce que tu es tombé amoureux de ton petit chiot dès que tu l’as vu ? Qu’estce qui dans ce petit chiot t’a fait tomber amoureux ? »

« Penses-tu que ton petit chiot est tombé amoureux de toi au premier regard ? Qu’est-ce qui, à ton sujet, a permis qu’il tombe amoureux de toi ? »

« Tu crois qu’il t’attend pendant que tu es ici ? Estce que c’est une attente différente de celle qu’il subit lorsqu’il attend ton retour de l’école à la maison tous les jours ? Penses-tu qu’il se soit installé à un endroit en particulier pour t’attendre ? »

« Quels genres d’aventures penses-tu que vous allez partager ensemble ? Est-ce que vous aurez des endroits préférés ou est-ce que vous irez à la découverte de nouveaux endroits où aller ensemble ? »

David continua à intéresser le petit garçon avec ce type de questions.

Après une heure il dit, « C’était un plaisir de parler avec toi. Ça m’a vraiment plu. »

Et il s’apprêta à partir.

La mère le suivit jusqu’au hall de l’hôpital, et lui cria, « Attendez donc, là ! Vous n’avez rien fait ! Vous ne lui avez même pas parlé du problème. »

David répondit, « J’ai fait ce que j’ai pensé être le plus utile. » La mère était manifestement en colère envers lui.

Cependant David rentra chez lui et reçut un appel de sa part deux jours plus tard. Elle dit, « Je ne comprends pas. Le repas suivant, mon fils a mangé et a réussi à garder son repas. Il est sorti de l’hôpital. Il va bien. Qu’avez-vous fait ? »

Du coup David a raconté cette histoire dans notre centre. Puis suivit un long silence dans la pièce. Puis finalement quelqu’un demanda, « Qu’auriez-vous fait s’il n’y avait pas eu de chiot ? »

C’est alors que j’entendis des mots que je n’oublierai jamais…

David sourit et dit, « on peut toujours trouver un petit chiot. »

Ce fut comme si ces mots avaient sauté directement dans mon cœur. Ils y ont trouvé leur foyer depuis. Croire qu’« on peut toujours trouver un petit chiot », croire qu’il y a toujours de l’espoir même -et pas seulement- dans les moments les plus sombres, a littéralement sauvé la vie de beaucoup de personnes avec qui j’ai travaillé au fil des ans.