S, comme séquence


Photo by Debby Hudson on Unsplash


Quelle qu’en soit sa nature, son intensité et ses modalités, loin d’amorcer la fin de la crise, le déconfinement vient ponctuer la fin d’une séquence. Comme pour annoncer un 2ème acte, un deuxième set ou un second chapitre selon le domaine de référence privilégié de chacun. 

Qu’elle ait été source d’ennui, de mélancolie, de peine, de frustration, d’enthousiasme, d’attente, de tristesse, de plaisir, de contrariété, de colère, de joie, d’angoisse ou de soupçon. Qu’elle ait plutôt été investie de façon travailleuse, dilettante, bricoleuse, gourmande, re-liante, amusante, violente, surchargée, haineuse, introspective, transgressive, légaliste ou indifférente ; qu’elle ait été enfin vécue seul, à deux, en famille ou en communauté ; nous sommes tous invités maintenant à faire le deuil de cette période que nous n’avions ni anticipé, ni souhaité. A prendre le soin d’en faire le bilan et d’en tirer des enseignements. Au risque sinon de choisir l’ingratitude en privilégiant de rattraper le retard plutôt que d’honorer l’expérience qui vient d’être vécue ; la fuite en avant au détriment du soin des gens ; la société du spectacle à l’incarnation de nos vies ; et la mégalomanie à la reconnaissance honnête de nos influences multiples. 

A titre personnel, ayant eu la chance de vivre des temps perturbés dans un passé plus récent (cf. T comme traversée), j’ai eu la chance d’aborder cette crise dans un contexte favorable, libre d’augmenter le curseur de mes différents engagements à ma guise et avec un esprit vaillant. 

J’ai gouté à ma liberté de confiné et apprécié le nouveau rythme que je me suis offert. J’ai aimé le renforcement des liens avec les membres de mon « club de vie », la perception d’une flamme dans les yeux de ceux qui ont su trouver une place et éprouver un sentiment d’utilité au monde. J’ai ressenti la vie à l’écoute des expressions vibrantes de ceux qui m’ont fait le cadeau de me les partager. J’ai aimé travailler et écrire. Ecrire et partager. Partager et projeter. Oser rêver un autre demain. 

Certes l’avenir de certains récits dominants continue à me faire littéralement peur et parfois tanguer dans mes convictions, mais j’ai le sentiment à la fois d’une prise de conscience grandissante de la gravité de la situation à laquelle nous avons collectivement à faire face et d’une montée en puissance sérieuse de récits alternatifs à la « Grande histoire du toujours plus » qui a eu tendance à dominer les esprits et les corps jusqu’ici. 

Autrement dit, au-delà des drames individuels et des réelles menaces qui pèsent sur nos vies, je choisis de croire que nous sommes collectivement prêts à franchir une nouvelle étape vers un nouveau monde plus juste, plus écologique et plus pérenne. Et si cet élan est qualifié d’utopique, bien plus qu’une critique, je le prendrais comme un encouragement. Car, nous l’avons vu (cf. I comme Illusion), nous avons besoin d’histoires qui nous portent au risque de nous assécher, de gâcher la sève de nos espérances les plus enfouies.

En tous les cas, au niveau de notre équipage chez Relayance, nous ressortons de cette période enrichis et combattifs. Avec l’envie renouvelée de contribuer aux processus de résilience individuels et collectifs à l’œuvre. Voir d’en initier ou d’en inventer de nouveaux en redoublant de ruse pour éviter les subtils pièges que cette crise a mis à jour de façon lumineuse à l’échelle de nos vies, de nos familles, de nos organisations et de notre société plus largement : 

  • Le piège mécanique : considérer la crise comme la cause des problèmes alors qu’il s’agit d’abord de l’appréhender comme son révélateur. 
  • Le piège de la désobéissance : choisir d’obéir à des références externes introjectées contraires à sa raison d’être profonde. A cet égard, je recommande chaudement la lecture de l’ouvrage du philosophe Frédéric Gros « Désobéir » qui, de ce point de vue, me paraît édifiante. 
  • Le piège de la quantité de vie : le récent témoignage d’un dirigeant d’EPAD dans le quotidien l’Alsace m’a renforcé dans la vivacité actuelle de ce piège. Privilégier la quantité de vie à la qualité de vie. Ne plus vraiment vivre pour ne surtout pas mourir. Consacrer toutes ses forces à la protection sans en laisser suffisamment pour être encore du côté du vivant. 
  • Le piège de la post vérité : considérer que tout se vaut, que la vérité de fait est un fantasme de l’esprit. Que points de vue et vérité factuelle sont à considérer sur le même plan. Car, comme le rappelle Myriam Revault D’Allonnes dans son ouvrage « La faiblesse du vrai », la fiction n’est possible qu’à condition d’une possible distinction d’avec le réel. Autrement dit, l’échange, le débat présupposent un accord tacite sur ce qu’il est communément acceptable de considérer comme vrai.
  • Le piège de la porosité : abolir les frontières du temps et de l’espace. Refuser le rythme des saisons. Confondre les lieux et ouvrir trop grand les frontières de nos domaines de vie. Négliger les contrats tacites et explicites passés avec soi-même et les autres plutôt que de les actualiser pour continuer à les honorer. 

Ni optimistes, ni pessimistes, nous allons continuer à faire notre travail sérieusement. Nous choisissons de mettre pour cela un point à ce premier chapitre intitulé « chroniques subjectives d’un moment de crise ». Et sommes heureux de vous annoncer d’ores et déjà l’ouverture d’un second où les acteurs et les gens, les âmes et les cœurs, les bras et les yeux seront au centre de cet abécédaire en construction qui, plus que jamais, assumera pleinement sa subjectivité. 

Mais avant de passer à une autre chose, de tourner cette page-là, je tiens à exprimer ma gratitude à tous ceux qui ont contribué consciemment ou non à la réalisation de ce précieux travail que nous ne manquerons pas de convoquer à l’avenir. C’est-à-dire : 

  • tous ceux qui ont donné de leur personne pour contribuer au mieux vivre des autres
  • Gloria, Déborah (fidèles équipières) et Jean (fidèle et actif membre de notre communauté, compagnon de notre route en pensée et en sensibilité) pour leurs contributions actives à cette entreprise commune. Gloria, pour ses relectures attentionnées et précautionneuses. Déborah pour son enthousiasme et son engagement plein et entier autour de la réalisation de ce projet; ses justes et stimulantes confrontations ; ses propositions esthétiques  et sa soif d’échange. Et Jean, tout à la fois pour son sens aigu du récit, sa présence soutenante, ses puissantes contributions poétiques et son attention précieuse au respect de ce qui nous lie. 
  • Mes proches pour leur soutien inconditionnel et leurs influences bienveillantes et ouvrantes. 
  • Charles Rojzman (thérapeute social persévérant), Bernard Hévin (provocateur bienveillant), Pierre Blanc Sahnoun et Dina Scherrer (narrateurs au grand cœur et transmetteur  en France des travaux de David Epston et Michael White), Pierre Yves Brissiaud, Barbara Wellenstein et Irvin Yalom mes enseignants et guides dont les manières d’être et de penser, les bouts de chemin faits à leur côté (en lecture pour Irvin) n’ont pas été sans influence sur mes propres manières de voir et de faire aujourd’hui. 
  • Nos fidèles lecteurs pour leurs précieux retours qui nous disent de manière plus ou moins explicites que ce que nous faisons leur parle. Qui nous parle de ce qui leur parle. De ce qui résonne en eux et de ce qui les touche. Et qui nous renforce en cela dans notre identité de passeur et notre vocation de défricheur. 
  • Enfin, les lecteurs en devenir. Ceux à qui l’on pense parfois en écrivant certains textes. Ceux qui nous font réfléchir. Qui ont l’esprit pour le moment ailleurs. Ceux qui pensent que ce n’est pas pour eux. Bref ceux qui ne savent pas qu’ils ont aussi de l’importance pour nous et à qui nous donnons rdv pour les prochaines étapes. 

Et, enfin, une pensée spéciale pour Michel, fondateur de Relayance en Alsace et fidèle compagnon depuis plus de 15 ans qui, malgré sa récente retraite, suit, non sans un certain plaisir je crois, nos aventures à distance. 

Sébastien Weill

E, comme espoir


Photo by Wes Hicks on Unsplash


Nous aurons partagé

La mémoire et l’espoir,

La lumière des mots,

Le temps visible et ses viviers

De voix, de lampes, d’épis noirs,

Nous aurons parcouru

D’immobiles saisons, creusé

Sans relâche la même route

Vers le même secret perdu,

Et nous n’aurons d’autres recours

Que de croire encore à la vie,

Pas après pas, jour après jour,

A la vie qui brûle sans flamme

Mais se survit vaille que vaille

Pour attiser dans notre nuit

La braise d’un miracle.

Pierre Gabriel. « L’Amour même »

R, comme refuge


Photo by Tunafish Mayonnaise on Unsplash


A lire lentement…

Chaque action que nous menons trouve ses origines dans les secrets multiples de nos biographies. Toute notre vie, notre enfance, les événements tragiques ou heureux, le bruit du monde, l’éducation, le hasard, nos rêves, nos nécessités, nos ambitions, l’imaginaire de nos ancêtres parlent lorsque nous prenons la parole ou lorsque nous bâtissons nos spectacles, nos entreprises, nos relations.

Je me suis longtemps demandé quelle était la boussole? Les valeurs républicaines qui traversent notre société depuis l’école jusqu’à notre culture pétrie de « Lumières », de philosophie, d’humanisme. Les valeurs humaines forgées dans la patience de celles et ceux qui nous aiment. Les valeurs universelles qui font des gestes tendres, de l’équité, du respect, de l’hospitalité, du soin porté à autrui et à soi-même le seul langage véritablement commun. Notre boussole est faite de toutes ces valeurs-là. Elle est faite aussi de la chair du monde, de notre rapport charnel à la vie, du mystère aussi qui nous appelle, du mystère qui depuis les divers « au-delà » nous invite à embrasser les profondeurs. Qu’est-ce qui lie tout cela? Quelle est-elle cette intuition qui malgré les obstacles nous gouverne? Pour ma part j’ai décidé de ne pas m’acharner à lui trouver un nom, un culte ou une quelconque légitimité.

Je sais qu’elle est là et que dans la mesure où je lui laisse la parole elle saura comment m’indiquer les chemins. Ce dont j’ai besoin aujourd’hui, c’est que d’autres, tout aussi forts de cette conviction secrète, puissent tenter maladroitement d’en faire raisonner la voix. Avons-nous besoin de savoir parfaitement nous exprimer pour prendre la parole? De combien de diplômes, récompenses ou titres avons-nous besoin avant d’avancer d’un pas franc? C’est l’histoire du monde qui se joue dans cette légère hésitation. Tout peut changer au moment où maladresse, hésitation, peur ne sont que le signe de bonne volonté. La terreur de croire que cela met en péril le « sérieux » dont nous avons besoin pour construire une vie digne est notre principal ennemi. Si nous la regardons de près cette terreur, quelle est-elle? Peur du manque, peur d’une dislocation sociale, peur d’une réputation mise à mal? Ces peurs sont presque impossibles à surmonter. Nous savons et avons vécu à quel point le jugement des autres, qu’il soit volontairement agressif ou non, peut détruire des vies, des familles. Comment ces jugements saccagent les êtres sans que parfois rien ne paraisse. Et alors nous passons une vie entière à ne pas vivre. Ce drame-là efface le sourire des enfants et arme les poings serrés des plus désespérés. Je sais bien que le besoin de se protéger n’est en rien une blague. Que cette terreur dont je parlais plus haut ne vient pas de nulle part. C’est pour cela que nous avons, aujourd’hui peut-être plus que jamais, besoin de pouvoir trouver refuge. Si chacun de nous pouvait devenir le gardien des efforts des autres, de leur maladresse, alors une force nouvelle pourrait peut-être remplacer la force de la terreur. Pourquoi ne pas tenter cela? Pas partout, pas d’un coup. Un premier petit pas. Essayer cela, trouver refuge en montrant la blessure. Il y a des êtres tout autour de nous qui ont déjà ce savoir. Qui savent accueillir. Tournons-nous vers eux.

Dans les nombreux voyages qui ont été les miens, j’ai eu la chance de rencontrer beaucoup de ces personnes-là. Des inconnues souvent en ce qui me concerne. Chacune d’elles a laissé une trace en moi, une graine. On ne sait jamais quand elles vont germer ou pousser ces graines. On ne peut pas savoir. Il ne faut pas savoir. Suivre son intuition et récolter on ne sait quand.

Parmi ces graines, il y a certains hommes que l’on pourrait dire bourrus ou pudiques. J’aimerais leur rendre hommage ici. J’ai été adopté et élevé par l’un d’entre-eux. Un taiseux. Un homme qui ne confie que rarement ses émotions. Un homme qui ferait certainement une drôle de tête en lisant ce texte. Trouvant trop compliqué, trop sensible. Il y a chez certains de ces hommes-là une impossibilité à se confier. Et cela n’a aucune importance. Parce que ce père qui est le mien est l’être le plus généreux qu’il m’ait été donné de rencontrer. Nous n’avons besoin que de très peu de mots pour nous comprendre. Et c’est très bien ainsi. C’est sa façon à lui de se protéger, de nous protéger. Mais l’essentiel est là, un amour indéfectible. Le refuge dont je parle peut parfois rester silencieux. Il n’en sera pas moins accueillant. Il y a un art de cultiver cette confiance, de comprendre avec le temps qu’elle n’a aucune forme pré-établie. Aucun dogme, aucune injonction ne pourra jamais la fabriquer. L’art de trouver refuge se fonde dans les gestes de liberté qui nous émancipent. Dans cette confiance tenace et bouleversante. Dans la création d’un langage qui sera propre à chaque personne rencontrée. Tantôt une voix forte pleine d’ivresse et de joie, tantôt un silence qui embrase le ciel.

Jean Haderer.

L, comme Lettre à mon fils


Photo by Anne Nygård on Unsplash


« Nogent-sur-Marne, le 12 avril 2020

Mon cher petit garçon, 

T’écrire ces quatre mots me bouleverse. Ils rendent si réel l’homme que tu es, en cet aujourd’hui qui est le tien, quand, dans celui qui est le mien, tu n’es encore qu’un enfant. 

Cette lettre je l’adresse donc à l’homme que tu n’es pas encore pour moi, mais que tu es devenu puisque te voilà en train de la lire. Tu l’auras trouvée sans doute par hasard sur cette clé où je consigne en secret les trésors de ton enfance. J’ignore l’âge que tu as, j’ignore ce qu’est devenu le monde, j’ignore même si ces clefs fonctionnent encore mais j’ai espoir que, la découvrant, tu trouveras un moyen de l’ouvrir. 

Et par la magie de l’écriture, voici que cette lettre devient la fine paroi qui nous relie, et entre l’aujourd’hui où je t’écris – où tu commences à déchiffrer les phrases, où tu as peur dans le noir, où tu crois à la magie – et celui où tu me lis, chaque mot de ma lettre a gardé sa présence ; si à l’instant j’écris je t’aime, voilà qu’à ton tour, des années plus tard, tu lis je t’aime. Et que t’écrire d’autre que je t’aime, alors que nous vivons ce que nous vivons en ce confinement dont tu n’as peut-être plus qu’un vague souvenir ? Quoi dire de plus urgent que l’amour ? 

En ces journées étranges où rode une mort invisible et où le monde va vers son ravin, un ravin qui semble être l’héritage laissés aux gens de ta génération, un père, plus que de raison, s’inquiète pour son fils. Je te regarde. Tu dessines un escargot. Tu lèves la tête et tu me souris. « Qu’est-ce qu’il y a papa ? » Rien mon garçon. 

Je ne sauverai pas le monde. Mais j’ai beau ne pas le sauver, je peux du moins te désapprendre la peur. T’aider à ne pas hésiter le jour où il te faudra choisir entre avoir du courage ou avoir une machine à laver. T’apprendre surtout pourquoi il ne faudra jamais prononcer les mots de Cain et, toujours, rester le gardien de ton frère. Quitte à tout perdre. J’ignore d’où tu me lis, ni de quel temps, temps de paix ou temps de guerre, temps des humains ou temps des machines, j’espère simplement que ton présent est meilleur que le mien. Nous nous enterrons vivants en nous privant des gestes de l’ivresse : embrassades, accolades, partage et nul ne peut sécher les larmes d’un ami. 

Mais si ton temps est pire que celui de ton enfance, si, en ce moment où tu me lis, tu es dans la crainte à ton tour, je voudrais par cette lettre te donner un peu de ce courage dont parfois j’ai manqué et, repensant à ce que nous nous sommes si souvent racontés, tu te souviennes que c’est la bonté qui est la normalité du monde car la bonté est courageuse, la bonté est généreuse et jamais elle ne consent à être comme une embusquée, qui, à l’arrière vit grâce aux sang des autres. Nul ne peut expliquer la grandeur de ceux qui font la richesse du monde. Donne du courage autour de toi et n’accepte jamais ce qui te révulse. 

Quant à moi : je t’aime. Ton père t’aime. Sache cela et n’en doute jamais. 

Ton père ».

Wajdi Mouawad

R, comme réhabilitation


Photo by Aliis Sinisalu on Unsplash


R comme réhabilitation. 

Les mots ont une vie. Si certains sont intemporels et à la signification constante ; d’autres apparaissent, lorsque d’autres encore, vulnérables et esseulés, périment abandonnés avant de disparaitre sans que nous ayons vraiment eu le temps de leur dire au revoir. Et puis, il y a ceux qui vivotent, déclinent et se dégradent après avoir gouté plus ou moins longtemps et intensément à une vie de désiré, voire d’adulé. Cette crise est une chance pour certains d’entre eux de se voir réhabilités, anoblis dans l’inconscient collectif. Sans chercher pour autant à les sacraliser ou les vénérer, c’est à eux que ce propos est consacré. 

  • Gentillesse : longtemps moquée, cette vertu revient en force et je m’en réjouis. Souvent associée à la naïveté et à la faiblesse, la gentillesse est implicitement considérée, notamment dans le monde des organisations, comme un handicap pour faire face à la compétitivité et au rapport de force. Ne peut-on du reste pas imaginer compatible le fait d’être gentil et performant, gentil et solide, gentil et mature ? Combien de temps encore faudra-t-il pour arrêter d’avoir peur ou honte d’être trop gentil ? 
  • Paresse : c’est en 1880 que Paul Lafargue écrivit son célèbre ouvrage « Le Droit à la Paresse ». C’est à la fin du siècle dernier, durant mes études en sociologie, que je l’ai lu. Et ces écrits résonnent et refont surface particulièrement aujourd’hui dans mon esprit lorsque certains sur le front, se jettent corps et âme dans la bataille en se privant quasiment pour quelques-uns des plus engagés de leur droit au répit; pendant que d’autres chez eux, culpabilisent plus ou moins de le rester ou de ne travailler seulement que 7 ou 8h par jour. Le travail n’a de valeur à mes yeux que si la paresse est elle-même acceptée, voire honorée. Savoir paresser en toute quiétude est un art à cultiver, un droit à conquérir, une compétence à faire croître. Au risque de rejeter un jour la valeur travail, de la négliger à la hauteur des souffrances qu’elle fait subir à certains d’entre nous. En tous les cas, en ce qui me concerne, rien ni personne ne pourra me priver de mes siestes, de ce moment délectable de laisser aller entre sommeil profond et pleine conscience. 
  • Résistance : face au changement, les résistants sont souvent vus comme des rétrogrades, des ennemis des temps à venir. Des menaces pour les innovations.  Dévalorisés, et fustigés ils auront d’ailleurs tendance, face à tant d’hostilité et à juste titre, à renforcer leur posture. A condition d’entendre ce qu’ils nous disent lorsqu’ils nous disent ce qu’ils nous disent, derrière leur combat se cache bien souvent le signe d’une vitalité. Le signe d’une chose précieuse à préserver. Le signe d’un savoir, d’une pratique, d’une éthique à conserver. Mais attention, la résistance n’a ni statut, ni couleur : elle n’est pas plus l’apanage des syndicats ou des militants que celle de chefs ou de patrons qui peuvent, eux aussi, être pleinement légitimes à incarner le défenseur ultime d’une valeur qui leur tient à cœur.  
  • Secret : la transparence est à la mode. En politique comme en amour, en management comme en amitié. Comme une valeur absolue, une évidence de vertu. Comme si, tout devait être connu de l’autre, des autres. Comme si tabou et secret étaient devenus des grossièretés, des notions obscurantistes dont il était prudent de se méfier. Comme si la règle était devenue de tout montrer, tout faire savoir, tout dire, tout instagrammer, facebooker, réseau socialiser. A en vomir. Car, trompeuse, la transparence quand elle est introjectée comme une norme, une nécessité, est d’abord à mon sens, et aussi paradoxale que cela puisse paraître, la meilleure amie de la fausseté, de la sournoiserie et du mensonge. Aussi, je plaide pour la possibilité du jardin secret ; de la confidence ; du murissement avant le partage ; des frontières relationnelles ; de la possibilité d’une retenue. Comme un gage de confiance, une possibilité de liberté ; une promesse d’authenticité.
  • Division : l’union est recherchée, suscitée, encouragée. Nous y sommes invités plutôt même convoqués. Comme s’il fallait se méfier de tout mouvement ou expression qui pourrait être soupçonné de division. L’union sacrée contre la division maudite.  Mais François Sureau dans son ouvrage « Sans la Liberté » nous le rappelle : une démocratie sans débat, sans opposition, sans conflit n’est plus une démocratie. Alors si l’union fait certes la force, n’oublions surtout pas que pour que celle-ci soit solide et non de surface, elle est invitée à se nourrir des rapports de force, des passions, des colères et des peurs qui semblent nous opposer en surface mais qui, de fait, nous relient en profondeur. A condition de regarder ce qui se joue là plutôt que le jeu en lui-même. 
  • Dérisoire : avant la crise, l’essentiel était parlé dans les milieux d’initiés. Depuis la crise, pas un article, et je reconnais avoir participé à ce mouvement, qui n’oublie de nous inviter à nous recentrer sur ce qui est essentiel pour nous. Alors oui, l’essentiel revient sur le devant de la scène et c’est bienvenu. Mais le dérisoire n’a pas dit son dernier mot. Une vie faite que d’essentiel n’est-elle pas vouée à la fatigue et au trop plein ?  Je plaide pour l’essentialité du dérisoire, du futile. Pour laisser la place aux conversations de rien et aux moments de peu. Pas toute la place mais une juste place. De celle qui nous permet la respiration et l’évasion du réel. De celle qui, en creux, met justement à jour le beau, le juste et l’important. 

La différence qui fait la différence entre ces mots et nous, ce n’est pas la possibilité du changement. Mais le fait que si eux restent toujours dépendants de notre regard, objet de notre désir, nous avons la chance de pouvoir être les auteurs de nos propres récits.  

Sébastien Weill

V, comme valeur


Photo by Joshua Golde on Unsplash


La crise met légitiment à jour et à juste titre l’inégale répartition des richesses et des gloires. L’espoir est grand d’accoucher d’un système plus juste. Plus présentable et plus élégant. D’un modèle plus vertueux avec lequel nous pourrions être à nouveau en amitié. Et j’assume le « nous ». Car, même si je connais des « je » qui défendent le système actuel, voire parfois semblent le chérir, j’ai eu l’occasion de découvrir à maintes reprises que derrière un discours de surface, un premier niveau de verbalisation, se cachent des peurs, un malaise existentiel d’un haut niveau d’intensité. Car quel « je » peut, de manière durable et ancrée, se sentir honorable lorsque son socle identitaire et son rapport aux autres sont influencés bien plus par des questions d’avoir et de prestige social que d’être et d’utilité au monde ? 

Je crois donc, comme beaucoup d’entre nous aujourd’hui, nécessaire et indispensable une remise à niveau de fond à partir notamment d’une valorisation plus grande du principe d’intérêt général. Je crois donc nécessaire et indispensable la mise en mouvement de notre système vers une plus grande valorisation des métiers déconsidérés jusque-là, des métiers bloqués aux marches inférieures de la hiérarchie de valeurs dominante et ô combien utile au bon fonctionnement de notre société. Je sais que cette transformation n’a pas encore eu lieu et que la bataille à livrer sera d’envergure pour que les résultats soient à la mesure de ce besoin de rééquilibrage. En même temps, je crains que les réflexions en cours portent en elles-mêmes deux types d’écueil : 

  • D’abord celui qui consisterait à inverser l’ordre des choses au point de déconsidérer les métiers, hommes et femmes aujourd’hui survalorisés au profit des autres. De créer implicitement et sans que nous n’y prenions garde un système de mépris inversé. De ce point de vue, s’il me paraît juste par exemple de valoriser le métier d’aide-soignante en tant que tel, attention aux généralisations outrancières qui consisteraient à valoriser toutes les personnes qui exercent cette profession quelle que soit la manière de l’exercer et la motivation profonde qui la sous-tend. A l’inverse, le métier de communicant ou d’ingénieur du son, d’artiste pour ne prendre que ces trois exemples ne sont pas moins nobles à mes yeux que celui de médecin ou d’éboueur s’ils sont investis avec dignité et amour. 
  • Puis, celui qui consisterait à n’attacher de la valeur qu’à une nouvelle référence externe, une nouvelle norme sociale. En omettant la valeur de la « juste place », celle qui me donne la chair de poule quand je constate que l’homme ou la femme qui est en face de moi, quel que soit son rôle ou son statut, est sur son chemin et en accord avec sa raison d’être. Lorsqu’elle se sent « enfin bien », au bon endroit, alignant harmonieusement ses paroles avec ses gestes et ses ressentis. A cet égard, et même si je n’ai pas la passion des voitures, le témoignage d’un garagiste épanoui constituera à mes yeux une source d’inspiration, une possibilité de modélisation positive bien plus puissante que celui d’une infirmière aigrie. 

La société dans sa fonction régulatrice est invitée à proposer des points de repère, des boussoles plus ajustées aux enjeux de transformation du monde vers plus de justice et d’égalité. Mais cela, comme nous le rappelle Irvin Yalom lorsqu’il considère qu’il vaut mieux avoir un problème de réputation qu’un problème de conscience, ne devra pas se faire en négligeant par ailleurs l’importance de l’homme dans son rendez-vous avec lui-même. Car lui seul sait, dans son intime rapport à lui-même, ce qui motive ce qu’il fait et ce qu’il pense. Pourquoi il agit de la sorte. Et au-delà du contenu d’une tâche, rappelons-nous la valeur du processus, la noblesse de la relation entre la personne et son métier, son art ou tout simplement son acte. Et cela, quoiqu’en pensent la société, le « on » ou les autres. 

Au nom de quel principe indexer une prestation à une valeur ? Une profession à un statut ?  Une action à une reconnaissance ? 

La rareté ? L’utilité ? La pénibilité ? L’exposition au risque ? Le niveau de savoir-faire requis ? Le résultat ? 

Pourquoi tant de factuelles et injustifiables inégalités, de subjectivités vrillées dans la manière de considérer, de rémunérer, de féliciter, de valoriser, de s’indifférer, de banaliser ? Voir de négliger et mépriser ? 

Sébastien Weill