C, comme courage


Photo by Trevor Cole on Unsplash


C’est le dimanche de Pâques. Je me suis levé tôt ce matin. Le soleil est déjà là. Des myriades d’insectes commencent leur ballet quotidien profitant des clémences du printemps. Les parfums sont partout et puissants. Je me prépare un petit café noir. Joie de l’amertume sur ma langue. Joie des rayons qui réveillent ma peau. Les cloches tintent partout dans la plaine. Et je m’imagine ces milliers de chrétiens empêchés de se retrouver. Je ne sais pas au juste pourquoi cette pensée me vient. Je crois que cet empêchement, cet obstacle au rassemblement me parle, me touche. Moi je ne suis pas croyant et cela a peu d’importance. Mais j’ai toujours eu le plaisir de me tenir à côté de mes semblables et de partager avec eux le pur plaisir de la présence. Que je sois en accord ou non avec ce qu’ils pensent ou avec ce qu’ ils croient m’a toujours paru secondaire.

Dans ce matin presque idéal qui est le mien, j’entends alors toutes leurs pensées silencieuses, leur espérance. Ce cœur qui cherche refuge et réconfort. Cette psalmodie qui appelle les êtres chers. Ces élans partout, la gratitude ou la plainte. J’ai toujours imaginé que toutes ces paroles allaient bien quelque-part…  Je trouve que c’est cela la beauté véritable des croyants. Ces mots qui prennent forme dans le secret des cœurs. A l’abri des diverses hystéries du dehors. Je me sens appartenir à leur communauté au moment où je les entends et les sens prier. Et par un acte mimétique, moi qui ne crois en aucun dieu, je me mets à prier profondément. Ce geste contient comme une beauté claire de l’enfance. Vous savez les yeux grands ouverts, le cœur qui bat la chamade, la confiance chaleureuse. Vous savez cette façon qu’ils ont les enfants de vibrer et de venir s’asseoir là à côté de nous au moment d’une fête. C’est comme si cet enfant faisait une place au temps des hommes. Une place à notre espèce retrouvant le rythme des cérémonies ou des rituels. Une place où redevient possible la célébration de notre humanité, où le travail accompli se fête, où la disparition des êtres chers s’accompagne, où la parole de chacun compte, où les rires succèdent aux pleurs. Cette présence-là, la présence de l’enfant légèrement étonnée et confiante me bouleverse. Cette présence m’engage sans cesse. Je vous raconte cela car je vivais depuis deux-trois jours un moment froid. Passé les premiers instants de confinement, après avoir répondu plus ou moins aux appels de mes peurs, et de mes devoirs éventuels, je me suis retrouvé à ne plus sentir rien. Et à ne plus savoir que penser. Et bien sûr, cela est très désagréable. Je n’ai pas envie ici de théoriser sur comment il serait judicieux de réagir ou non. Heureusement pour moi, le miracle de Pâques est passé par là pour me sortir de la torpeur !!

Curieusement, ces sensations retrouvées m’ont amené à penser au courage. Je me suis mis à relire des lettres de Simone Weil. Grande philosophe qui m’a toujours inspiré. J’avais besoin de retrouver un peu de carburant pour continuer ma route en confinement. Et puis  je suis tombé, au hasard de mes recherches, sur un travail de Guillaume Pigeard de Gubert où il dit :

« C’est à son dos que l’on reconnaît un philosophe. Je veux parler des marques qu’y a laissées la griffe du réel qu’il a rencontré sans être équipé pour l’accueillir. […] La pensée du philosophe revient le dos criblé de ce à quoi elle s’est trouvée exposée. […] Penser philosophiquement, ce n’est justement pas tourner à l’intérieur de la pensée, mais la sentir installée dans un dehors qui la mine. »

Elle me plaît cette idée du philosophe ou du penseur qui ne craint pas les brûlures du réel. J’y vois l’acceptation de porter dans sa chaire les stigmates d’un temps. J’y vois une occasion de rejoindre le peuple des forces vives. Et de rejoindre par là-même, la main calleuse du paysan, les genoux fragiles du maçon, l’épuisement des personnels soignants, et la force de tous ceux qui sont en prise avec le  »dur » de cette épidémie. Ceci n’est qu’une simple invitation à méditer bien sûr… Un pont imaginaire. Peut-être un futur socle de courage.

Jean Haderer.

P, comme petit chiot


Photo by Caleb Fisher on Unsplash


L’histoire du Petit Chiot restituée ici par Tom Carlson a déjà fait un long chemin. Elle est passée de la bouche de David Epston à celle de Jill Freedman avant d’arriver dans celle de Tom. C’est dans le cadre d’une formation aux approches narratives suivie au sein de la Fabrique Narrative que je l’ai, pour ma part, entendue pour la première fois. Et c’est en travaillant avec mes collègues sur ce blog que m’est venue l’idée de m’en faire également le passeur.

Toutes les personnes évoquées ci-dessus sont des praticiens narratifs et David Epston, Néozélandais, est l’inventeur avec Mickael White, australien mort en 2008, de cette approche qu’ils ont tous deux élaborée il y a plus d’une trentaine d’années en travaillant auprès de personnes issues des communautés aborigènes aux identités particulièrement abîmées.  

Cette approche postule que les histoires que nous racontons sur notre vie peuvent soit nous limiter, nous enfermer, soit nous libérer, et qu’il existe toujours une multiplicité de significations possibles pour rendre compte d’un évènement, d’une situation. 

Si vous souhaitez en savoir plus sur les approches narratives, n’hésitez pas à consulter le site et le blog de la Fabrique Narrative https://www.lafabriquenarrative.org/

Sébastien Weill


Il y a quelques années David Epston a raconté cette histoire alors qu’il animait un atelier dans notre centre et cette histoire m’a vraiment marqué, c’est une histoire que je raconte souvent et à laquelle je pense souvent.

Au moment où David en parlait, il travaillait énormément avec de jeunes gens qui avaient des problèmes médicaux.

Il a eu ce coup de fil d’une mère qui disait « Mon fils est hospitalisé et vous m’avez été recommandé. » Je ne me souviens plus quel était le problème médical de l’enfant, mais ce problème avait entre autres pour conséquence de l’empêcher de garder ce qu’il avalait. La prise de nourriture provoquait des vomissements immédiats.

Au moment où la mère a contacté David, le problème était résolu médicalement. Mais comme vous pouvez l’imaginer, le gamin ne mangeait plus. Même si médicalement il était ok, et bien qu’il n’y ait plus de raison physiologique à cela, à chaque fois qu’il mangeait, il vomissait. Du coup, il refusait de manger.

Le fait de ne pas manger mettait la santé du petit garçon en danger, donc on le gardait à l’hôpital. On s’inquiétait. Donc la maman demanda à David s’il pouvait venir parler à son fils.

David accepta. Il vint à l’hôpital. Très rapidement après avoir fait connaissance, il apprit que le petit garçon avait un petit chiot récemment arrivé qui l’attendait à la maison, on le lui avait offert peu de temps avant son hospitalisation.

Lorque David appris cela, il demanda, « Tu crois aux coups de foudre, toi ? » En voyant le gamin intrigué, il commença à poser une série de questions comme : « Est-ce que tu es tombé amoureux de ton petit chiot dès que tu l’as vu ? Qu’estce qui dans ce petit chiot t’a fait tomber amoureux ? »

« Penses-tu que ton petit chiot est tombé amoureux de toi au premier regard ? Qu’est-ce qui, à ton sujet, a permis qu’il tombe amoureux de toi ? »

« Tu crois qu’il t’attend pendant que tu es ici ? Estce que c’est une attente différente de celle qu’il subit lorsqu’il attend ton retour de l’école à la maison tous les jours ? Penses-tu qu’il se soit installé à un endroit en particulier pour t’attendre ? »

« Quels genres d’aventures penses-tu que vous allez partager ensemble ? Est-ce que vous aurez des endroits préférés ou est-ce que vous irez à la découverte de nouveaux endroits où aller ensemble ? »

David continua à intéresser le petit garçon avec ce type de questions.

Après une heure il dit, « C’était un plaisir de parler avec toi. Ça m’a vraiment plu. »

Et il s’apprêta à partir.

La mère le suivit jusqu’au hall de l’hôpital, et lui cria, « Attendez donc, là ! Vous n’avez rien fait ! Vous ne lui avez même pas parlé du problème. »

David répondit, « J’ai fait ce que j’ai pensé être le plus utile. » La mère était manifestement en colère envers lui.

Cependant David rentra chez lui et reçut un appel de sa part deux jours plus tard. Elle dit, « Je ne comprends pas. Le repas suivant, mon fils a mangé et a réussi à garder son repas. Il est sorti de l’hôpital. Il va bien. Qu’avez-vous fait ? »

Du coup David a raconté cette histoire dans notre centre. Puis suivit un long silence dans la pièce. Puis finalement quelqu’un demanda, « Qu’auriez-vous fait s’il n’y avait pas eu de chiot ? »

C’est alors que j’entendis des mots que je n’oublierai jamais…

David sourit et dit, « on peut toujours trouver un petit chiot. »

Ce fut comme si ces mots avaient sauté directement dans mon cœur. Ils y ont trouvé leur foyer depuis. Croire qu’« on peut toujours trouver un petit chiot », croire qu’il y a toujours de l’espoir même -et pas seulement- dans les moments les plus sombres, a littéralement sauvé la vie de beaucoup de personnes avec qui j’ai travaillé au fil des ans.


C, comme curieux


Photo by Melchior Damu on Unsplash


Déboussolés, nous le sommes tous plus ou moins. Et, dans ces moments-là, la tentation est grande de se laisser aller à nos réflexes les plus archaïques. Parmi les plus répandus et puissants d’entre eux, le réflexe manichéen qui nous amène, sans que nous y prenions garde, à regarder le monde de façon binaire. D’un côté les civilisés, les responsables, les forts et les utiles ; de l’autre les sauvages, les inconséquents, les faibles et les inutiles.

Pourtant, critiquables et perfectibles, nous le sommes tous plus ou moins. Ambivalents aussi.  Et rien ne nous empêche de croire que chacun fait de son mieux à partir des ressources qui s’offrent à lui. 

Il y aura des comptes à rendre et des enseignements à tirer de la situation actuelle. Comme il faut rendre justice quand les actes sont violents. C’est certain. Mais une personne quelle qu’elle soit et quelle que soit sa place ne peut se réduire à ses actes. Et si des actes sont invités à être sanctionnés -positivement ou négativement- il me parait essentiel de se méfier de tout jugement hâtif de l’homme ou la femme qui se cache derrière. Parce que nous sommes condamnés à vivre ensemble, nous sommes invités à nous accepter inconditionnellement pour ce que nous sommes. Et non pour ce que nous faisons. 

Dès lors, avant de condamner, avant même d’avoir cherché à comprendre, prenons le temps de nous mettre à la place de l’autre. De nous imaginer son monde, sa réalité. De devoir prendre la décision qu’il a à prendre et de faire les choix qu’il a à faire en considérant l’ensemble des paramètres de la situation. En se rappelant d’où il vient et ce qu’il vit. En ressentant ce qu’il ressent. En adoptant son costume. En marchant dans ses pas. Et en habitant son temps.  Faisons cet exercice aussi bien pour le ministre en difficulté que pour le jeune récidiviste. Amusons-nous à changer de visions du monde. 

Qu’aurions-nous fait à sa place, avec son histoire, ses contraintes, ses enjeux et les ressources qui sont à sa disposition ? Sommes-nous vraiment sûrs que nous penserions différemment que lui ? Que nous ferions mieux que lui ? 

Cultivons l’empathie, je nous y invite. Et plutôt que d’honorer les uns et de bannir les autres, prenons goût aux pas de côté, aux changements de regards tout en se rappelant que comprendre ne veut pas dire cautionner. Car oui, nous sommes libres de critiquer, de confronter, de nous mettre en colère. Mais juger et mépriser engendre des murs et de la haine là où il paraitrait plus utile de construire des passerelles et de tisser les fils de nos liens à venir. 

Plus que jamais nous avons besoin les uns des autres. Aussi, je plaide pour la curiosité. De celle qui nous demande d’ouvrir grand nos cœurs et nos yeux. Une compréhension comme une voie, un chemin qui nous emmène vers une fascination nouvelle des êtres pour leur propre vie. Non une compréhension fleur bleue qui se confondrait avec la complaisance ou l’indulgence. Mais une compréhension transformatrice, profonde, une compréhension de combat pour faire vivre la fraternité et ne pas seulement la lire sur le fronton de nos mairies. Ou la convoquer de temps à autre comme une vieille amie que nous culpabilisons de ne que trop rarement appeler. 

Au moins dans un premier élan. Au moins pour essayer.

Sébastien Weill

R, comme rien


Photo by Daniel Jensen on Unsplash


Aujourd’hui, je n’ai rien fait.
Mais beaucoup de choses se sont faites en moi.
Des oiseaux qui n’existent pas
ont trouvé leur nid.
Des ombres qui peut-être existent
ont rencontré leurs corps.
Des paroles qui existent
ont recouvré leur silence.
Ne rien faire
sauve parfois l’équilibre du monde
en obtenant que quelque chose aussi pèse
sur le plateau vide de la balance.

– Roberto Juarroz

Treizième poésie verticale
Traduit de l’Argentin par Roger Munier
Librairie José Croti / 1993

W, comme Wilhelm Reich


« Tu te distingues par un seul trait des hommes réellement grands : le grand homme a été comme toi un petit homme, mais il a développé une qualité importante : il a appris à voir où se situait la faiblesse de sa pensée et de ses actions. Dans l’accomplissement d’une grande tâche, il a appris à se rendre compte de la menace que sa petitesse et sa mesquinerie faisaient peser sur lui. 

Le grand homme sait quand et en quoi il est un petit homme. Le petit homme ignore qu’il est petit et il a peur d’en prendre conscience. Il dissimule sa petitesse et son étroitesse d’esprit derrière des rêves de force et de grandeur, derrière la force et la grandeur d’autres hommes. Il est fier des grands chefs de guerre, mais il n’est pas fier de lui. Il admire la pensée qu’il n’a pas conçue, au lieu d’admirer celle qu’il a conçue. Il croit d’autant plus aux choses qu’il ne les comprend pas, et il ne croit pas à la justesse des idées dont il saisit facilement le sens ». 

Extrait de « Écoute, Petit Homme ! » de Wilhlem Reich, 1948 

Wilhelm Reich est un médecin, psychiatre et psychanalyste. Il est né le 24 mars 1897 à Dobrzcynica (alors en Autriche-Hongrie, aujourd’hui en Ukraine) et est mort en prison le 3 novembre 1957 (à l’âge de 60 ans) à Lewisburg, Pennsylvanie, États-Unis. 

I, comme illusion


Photo by TK Hammonds on Unsplash


L’illusion de l’enfant quant à sa toute puissance et à son immortalité constitue un puissant moteur de croissance. Conscient de sa finitude et de la limitation de ses pouvoirs pour transformer le monde qui l’entoure, l’enfant aurait-il en effet autant envie de grandir et soif d’apprendre ? Il a besoin de rêver, de se raconter des histoires, de s’identifier à des fées et des superhéros. De penser l’infini et de chérir l’imaginaire. De se vivre protégé et de se projeter conquérant ou conquérante, princes ou princesses, justiciers ou justicières. Parfois grand sage. Le territoire de l’enfant, c’est aussi celui des sensations et des émotions.  Des histoires qui font rire et de celles qui font peur. De celles qui donnent la chair de poule ou la larme à l’œil. 

J’ai longtemps entretenu un lien ténu avec la fameuse histoire qui raconte que le monde de l’adulte est d’abord celui de la rationalité, du pensé, du réfléchi. A celle qui raconte que l’on sort de l’enfance, lorsque l’on devient lucide, clairvoyant. Lorsque l’on parvient à faire la part des choses, à gérer ses émotions et à objectiver les situations. A reconnaître ses limites, ses faiblesses et s’accepter tel que l’on est. Je l’ai longtemps cru. 

La crise actuelle nous le rappelle. La rationalité de chacun d’entre nous est limitée. Chacun voit midi à sa porte et lit le monde à travers sa trajectoire, sa place, ses valeurs, ses affects, ses intérêts et ses désirs. Nous sommes des architectes de notre propre réalité et nous nous comportons non pas en fonction du réel mais en fonction de la représentation que nous nous en sommes forgés. Le réel en tant que tel ne nous est pas accessible. L’illusion consiste donc à considérer que l’histoire que l’on se raconte est la vraie. Bien plus que de se raconter des histoires en tant que tel. Car l’adulte comme l’enfant ont besoin de s’en raconter. Pas de vie sans histoire. C’est à choisir la nature des histoires que l’on se raconte que nous sommes en réalité invités. Choisir une histoire de problèmes, de plaintes, de résignations ou d’impuissance. De toute puissance aussi. Et se vivre à travers elles. Ou des histoires alternatives qui relient les fines traces d’autres récits. De héros. De ressources. D’expériences et d’enseignements. De puissance d’action. 

La crise actuelle nous le rappelle. Nous sommes mortels et vulnérables. Bien des choses nous dépassent et l’illusion est de nous penser habituellement en sécurité. La crise est en cela salvatrice car, en nous aidant à nous désillusionner, elle nous invite à changer de récit. A en construire de nouveaux. A changer d’illusion. 

En cela j’ai envie de plaider pour que ces nouvelles histoires réhabilitent la valeur de gentillesse et d’indulgence. Se rappellent l’intention positive qui se cache derrière chaque comportement. Qu’elles élargissent nos visions plutôt que de les rétrécir. Considèrent les théories complotistes comme de bons ingrédients pour des scénarios de film de série B. Réenchantent la complexité et anoblissent ceux qui reconnaissent ne pas savoir. Valorisent le chemin autant que le résultat. Ne considèrent pas les puissants forcément mauvais. Et surtout, pas forcément plus puissants que tous les autres. Voient des forces de vie et des pulsions de mort en chacun d’entre nous. Postulent enfin, comme nous y invite Nancy Huston dans son essai, L’Espèce Fabulatrice, que « la conscience de la mort et du temps, que seul possède l’humain, génère une angoisse immense. Et que pour la conjurer l’homme interprète, crée, invente, se raconte et raconte des « fictions » pour donner un sens à la vie sans lequel l’existence serait insupportable ». 

En somme, la différence entre l’adulte et l’enfant, c’est que l’adulte devient adulte lorsqu’il laisse de la place à l’enfant qui est en lui. Et qu’il prend conscience que les histoires qu’il se raconte, belles ou moins belles, ne restent que des histoires. 

Sébastien Weill