R, comme refuge


Photo by Tunafish Mayonnaise on Unsplash


A lire lentement…

Chaque action que nous menons trouve ses origines dans les secrets multiples de nos biographies. Toute notre vie, notre enfance, les événements tragiques ou heureux, le bruit du monde, l’éducation, le hasard, nos rêves, nos nécessités, nos ambitions, l’imaginaire de nos ancêtres parlent lorsque nous prenons la parole ou lorsque nous bâtissons nos spectacles, nos entreprises, nos relations.

Je me suis longtemps demandé quelle était la boussole? Les valeurs républicaines qui traversent notre société depuis l’école jusqu’à notre culture pétrie de « Lumières », de philosophie, d’humanisme. Les valeurs humaines forgées dans la patience de celles et ceux qui nous aiment. Les valeurs universelles qui font des gestes tendres, de l’équité, du respect, de l’hospitalité, du soin porté à autrui et à soi-même le seul langage véritablement commun. Notre boussole est faite de toutes ces valeurs-là. Elle est faite aussi de la chair du monde, de notre rapport charnel à la vie, du mystère aussi qui nous appelle, du mystère qui depuis les divers « au-delà » nous invite à embrasser les profondeurs. Qu’est-ce qui lie tout cela? Quelle est-elle cette intuition qui malgré les obstacles nous gouverne? Pour ma part j’ai décidé de ne pas m’acharner à lui trouver un nom, un culte ou une quelconque légitimité.

Je sais qu’elle est là et que dans la mesure où je lui laisse la parole elle saura comment m’indiquer les chemins. Ce dont j’ai besoin aujourd’hui, c’est que d’autres, tout aussi forts de cette conviction secrète, puissent tenter maladroitement d’en faire raisonner la voix. Avons-nous besoin de savoir parfaitement nous exprimer pour prendre la parole? De combien de diplômes, récompenses ou titres avons-nous besoin avant d’avancer d’un pas franc? C’est l’histoire du monde qui se joue dans cette légère hésitation. Tout peut changer au moment où maladresse, hésitation, peur ne sont que le signe de bonne volonté. La terreur de croire que cela met en péril le « sérieux » dont nous avons besoin pour construire une vie digne est notre principal ennemi. Si nous la regardons de près cette terreur, quelle est-elle? Peur du manque, peur d’une dislocation sociale, peur d’une réputation mise à mal? Ces peurs sont presque impossibles à surmonter. Nous savons et avons vécu à quel point le jugement des autres, qu’il soit volontairement agressif ou non, peut détruire des vies, des familles. Comment ces jugements saccagent les êtres sans que parfois rien ne paraisse. Et alors nous passons une vie entière à ne pas vivre. Ce drame-là efface le sourire des enfants et arme les poings serrés des plus désespérés. Je sais bien que le besoin de se protéger n’est en rien une blague. Que cette terreur dont je parlais plus haut ne vient pas de nulle part. C’est pour cela que nous avons, aujourd’hui peut-être plus que jamais, besoin de pouvoir trouver refuge. Si chacun de nous pouvait devenir le gardien des efforts des autres, de leur maladresse, alors une force nouvelle pourrait peut-être remplacer la force de la terreur. Pourquoi ne pas tenter cela? Pas partout, pas d’un coup. Un premier petit pas. Essayer cela, trouver refuge en montrant la blessure. Il y a des êtres tout autour de nous qui ont déjà ce savoir. Qui savent accueillir. Tournons-nous vers eux.

Dans les nombreux voyages qui ont été les miens, j’ai eu la chance de rencontrer beaucoup de ces personnes-là. Des inconnues souvent en ce qui me concerne. Chacune d’elles a laissé une trace en moi, une graine. On ne sait jamais quand elles vont germer ou pousser ces graines. On ne peut pas savoir. Il ne faut pas savoir. Suivre son intuition et récolter on ne sait quand.

Parmi ces graines, il y a certains hommes que l’on pourrait dire bourrus ou pudiques. J’aimerais leur rendre hommage ici. J’ai été adopté et élevé par l’un d’entre-eux. Un taiseux. Un homme qui ne confie que rarement ses émotions. Un homme qui ferait certainement une drôle de tête en lisant ce texte. Trouvant trop compliqué, trop sensible. Il y a chez certains de ces hommes-là une impossibilité à se confier. Et cela n’a aucune importance. Parce que ce père qui est le mien est l’être le plus généreux qu’il m’ait été donné de rencontrer. Nous n’avons besoin que de très peu de mots pour nous comprendre. Et c’est très bien ainsi. C’est sa façon à lui de se protéger, de nous protéger. Mais l’essentiel est là, un amour indéfectible. Le refuge dont je parle peut parfois rester silencieux. Il n’en sera pas moins accueillant. Il y a un art de cultiver cette confiance, de comprendre avec le temps qu’elle n’a aucune forme pré-établie. Aucun dogme, aucune injonction ne pourra jamais la fabriquer. L’art de trouver refuge se fonde dans les gestes de liberté qui nous émancipent. Dans cette confiance tenace et bouleversante. Dans la création d’un langage qui sera propre à chaque personne rencontrée. Tantôt une voix forte pleine d’ivresse et de joie, tantôt un silence qui embrase le ciel.

Jean Haderer.

R, comme rendez-vous


Photo by Markus Spiske on Unsplash


Le chantier qui nous attend après la pandémie est immense. Nous allons devoir faire preuve d’humilité et de courage. Peut-être que nous sommes en train de nous dire qu’il faudra vivre autrement. Nous dialoguons avec nous-même dans notre intimité tous les jours. Ces paroles que nous nous adressons à nous-même, nous aurons besoin de les dire à d’autres. D’essayer ça, de le dire à d’autres ce que l’on s’est dit à soi. De demander aussi :  » Toi, tu en penses quoi ? Crois-tu que nous devrions changer quelque chose ? M’aideras-tu si je veux changer? N’as-tu pas trop peur ?  ». De demander aux vieux, aux enfants, aux collègues, à ses amours ce qui est en train de changer …

Bien sûr aujourd’hui nous rebatissons un quotidien. Nous appréhendons des heures nouvelles faites d’inquiétudes, de questionnements. Nous nous informons et faisons attention. Nous couvons quelque part des sentiments qui seront les fondations d’un monde à venir.

Je me dis aussi qu’il n’y a nulle obligation d’action. Faire attention aux mauvaises culpabilités. Rester attentif à ce qui émerge en nous. Etre le gardien de ses émotions. Se protéger des injonctions péremptoires. C’est comme poète que je dis cela. Chacun doit rester libre d’avancer dans sa vie comme il l’entend. Et s’il l’entend lente, solitaire alors il en jouira ainsi. Avancer ensemble sans écraser l’intime des êtres est d’une grande difficulté. C’est pour cela que chacun a le devoir d’être à son écoute. Il ne peut se constituer deux groupes. Ceux qui font et les autres. Cela est impossible. Si tu as besoin de partir alors pars, bouscule tes certitudes, quitte ce monde fatigué si tu le veux. Tu seras toujours un frère. Et surtout tu pourras toujours revenir si tu le veux. Nous serons là pour t’accueillir si jamais comme on dit… Faire communauté.

Un devoir ne se mesure que dans l’élan d’un cheminement personnel. L’amour, c’est exactement ne jamais se soucier de ce que les autres engagent. C’est s’engager soi-même et poser un regard tendre sur nos proches, sur ce qui nous entoure. Bien sûr si un grand soulèvement se fait alors c’est magnifique !! Alors nos pensées s’en vont nourrir le ciel de nouvelles espérances… Et n’oublions pas. Il y aura un temps superbe où nous pourrons interroger les autres, leur demander ce qui s’est passé pour eux.

Jean Haderer.

P, comme poésie


Photo by Eduard Militaru on Unsplash


Quelque part dans le monde des êtres doivent se confiner. C’est chez nous. Là, tout près… Dans cette vieille ville aux souvenirs douloureux. Les sirènes des ambulances contrastent avec une forme de silence retrouvé. L’activité s’arrête, les consciences s’agitent. Le soleil domine tout et mange nos cœurs. Les fleurs éclatent, les parfums du printemps jouissent d’une liberté sans égal. Juste un peu plus loin, des femmes et des hommes risquent leur vie. Des malades bien sûr. Du personnel soignant. Comment raconter leur courage ? Comment ne pas être ému par la bataille qu’ils mènent à chaque instant. Leur force, leur élégance d’âme est partout. Elles nous éclairent.

Vivre alors ce temps de clair/obscur. Regarder la mort. Regarder la vie. Retrouver dans nos gestes la chair du monde, les épaisseurs de l’être.

Les sirènes encore qui se précipitent sur le malheur. Elles emmènent des corps meurtris. Elles arrachent les êtres aimés. Elles foncent dans les rues vides et les Hommes se parlent. Ces ambulances sont des mondes en devenir. Il s’y murmure des paroles prophétiques, des paroles d’amitié. Les mains qui prennent d’autres mains, des mains qui soutiennent les visages. Ces mains-là fabriquent les temps à venir. Elles fabriquent des prières pleines de vie, une humanité qui recouvre la mémoire de sa grandeur.

La ville a changé de visage. Elle se souvient d’anciennes heures difficiles. La mobilisation s’organise. L’effroi est parfois dans les cœurs. Des joies surprenantes nous guident. Une colombe au col bleu/nuit vient de se poser sur le rebord de ma fenêtre. Elle aussi écoute ce grand changement. Si joliment étonnée… Les larmes viennent.

Jean Haderer.