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La crise met légitiment à jour et à juste titre l’inégale répartition des richesses et des gloires. L’espoir est grand d’accoucher d’un système plus juste. Plus présentable et plus élégant. D’un modèle plus vertueux avec lequel nous pourrions être à nouveau en amitié. Et j’assume le « nous ». Car, même si je connais des « je » qui défendent le système actuel, voire parfois semblent le chérir, j’ai eu l’occasion de découvrir à maintes reprises que derrière un discours de surface, un premier niveau de verbalisation, se cachent des peurs, un malaise existentiel d’un haut niveau d’intensité. Car quel « je » peut, de manière durable et ancrée, se sentir honorable lorsque son socle identitaire et son rapport aux autres sont influencés bien plus par des questions d’avoir et de prestige social que d’être et d’utilité au monde ?
Je crois donc, comme beaucoup d’entre nous aujourd’hui, nécessaire et indispensable une remise à niveau de fond à partir notamment d’une valorisation plus grande du principe d’intérêt général. Je crois donc nécessaire et indispensable la mise en mouvement de notre système vers une plus grande valorisation des métiers déconsidérés jusque-là, des métiers bloqués aux marches inférieures de la hiérarchie de valeurs dominante et ô combien utile au bon fonctionnement de notre société. Je sais que cette transformation n’a pas encore eu lieu et que la bataille à livrer sera d’envergure pour que les résultats soient à la mesure de ce besoin de rééquilibrage. En même temps, je crains que les réflexions en cours portent en elles-mêmes deux types d’écueil :
- D’abord celui qui consisterait à inverser l’ordre des choses au point de déconsidérer les métiers, hommes et femmes aujourd’hui survalorisés au profit des autres. De créer implicitement et sans que nous n’y prenions garde un système de mépris inversé. De ce point de vue, s’il me paraît juste par exemple de valoriser le métier d’aide-soignante en tant que tel, attention aux généralisations outrancières qui consisteraient à valoriser toutes les personnes qui exercent cette profession quelle que soit la manière de l’exercer et la motivation profonde qui la sous-tend. A l’inverse, le métier de communicant ou d’ingénieur du son, d’artiste pour ne prendre que ces trois exemples ne sont pas moins nobles à mes yeux que celui de médecin ou d’éboueur s’ils sont investis avec dignité et amour.
- Puis, celui qui consisterait à n’attacher de la valeur qu’à une nouvelle référence externe, une nouvelle norme sociale. En omettant la valeur de la « juste place », celle qui me donne la chair de poule quand je constate que l’homme ou la femme qui est en face de moi, quel que soit son rôle ou son statut, est sur son chemin et en accord avec sa raison d’être. Lorsqu’elle se sent « enfin bien », au bon endroit, alignant harmonieusement ses paroles avec ses gestes et ses ressentis. A cet égard, et même si je n’ai pas la passion des voitures, le témoignage d’un garagiste épanoui constituera à mes yeux une source d’inspiration, une possibilité de modélisation positive bien plus puissante que celui d’une infirmière aigrie.
La société dans sa fonction régulatrice est invitée à proposer des points de repère, des boussoles plus ajustées aux enjeux de transformation du monde vers plus de justice et d’égalité. Mais cela, comme nous le rappelle Irvin Yalom lorsqu’il considère qu’il vaut mieux avoir un problème de réputation qu’un problème de conscience, ne devra pas se faire en négligeant par ailleurs l’importance de l’homme dans son rendez-vous avec lui-même. Car lui seul sait, dans son intime rapport à lui-même, ce qui motive ce qu’il fait et ce qu’il pense. Pourquoi il agit de la sorte. Et au-delà du contenu d’une tâche, rappelons-nous la valeur du processus, la noblesse de la relation entre la personne et son métier, son art ou tout simplement son acte. Et cela, quoiqu’en pensent la société, le « on » ou les autres.
Au nom de quel principe indexer une prestation à une valeur ? Une profession à un statut ? Une action à une reconnaissance ?
La rareté ? L’utilité ? La pénibilité ? L’exposition au risque ? Le niveau de savoir-faire requis ? Le résultat ?
Pourquoi tant de factuelles et injustifiables inégalités, de subjectivités vrillées dans la manière de considérer, de rémunérer, de féliciter, de valoriser, de s’indifférer, de banaliser ? Voir de négliger et mépriser ?
Sébastien Weill